Une pièce maîtresse pour la reconnaissance de l'œuvre d'Ichida Sōta

Ichida Sōta (市田 左右太, 1843-1896), qui dirigeait le studio le plus important de Kōbe, est aujourd'hui le moins connu des grands photographes du Japon de Meiji. Cet album d'Ichida du MNAAG est donc une pièce maîtresse pour la reconnaissance de son œuvre, peu présente dans les collections publiques de par le monde1.

Cet album, parmi les fleurons de la très riche collection de photographies japonaise xixe du MNAAG, est longtemps resté un mystère. En effet, il ne comporte aucune mention écrite : pas de date, pas de titre, pas de légende, pas de nom du photographe, et nous ne savons rien du propriétaire de l'album. Rien, dans les sujets, leur traitement, la présentation de l'album ne le rattache à un autre album de la collection du MNAAG ni aux grands photographes connus de l'époque. Toutefois, son iconographie et son style révèlent clairement un album d'un "primitif" de la photographie japonaise du début de l'ère Meiji et en font un classique dans le style des meilleurs albums d'Uchida Kuichi.

Dès 1990, Christine Shimizu alors conservatrice de la collection japon du MNAAG, consciente de sa rareté, ne présente pas moins de six de ses épreuves dans son ouvrage "Le Japon du xixe siècle - la redécouverte"2, mais sans mention du photographe, l'auteur en étant alors encore inconnu.

Un faisceau d'indices nous a finalement permis de l'attribuer récemment sans aucun doute à Ichida Sōta. Une vue identifiable de l'album est le cimetière du temple bouddhique Kurodani à Kyoto. Celui-ci a été photographié par le baron Raimund von Stillfried et par Uchida Kuichi vers 1872. On reconnaît également le port de Kōbe au début des années 1870 dans le panorama qui ouvre l'album et, les autres lieux, bien que non identifiées, semblaient provenir de la région du Kansai. Toutefois, aucune de ces vues n'appartient aux deux premières séries un peu exhaustives du Kansai, celles de Stillfried et celles d'Uchida.

La présence de photographies du nouveau port des traités de Kōbe de l'album nous a menés sur la piste d'Ichida Sōta, un photographe aujourd'hui peu connu qui avait ouvert un studio dans ce port au début de l'ère Meiji, vers 1871. Un examen minutieux de l'album a révélé un premier indice concret pour l'attribution. Dans la composition d'un paysage agraire, un champ après la récolte, un détail détonnait3. Le photographe avait fait poser deux personnes pour animer la scène mais leurs habits n'étaient pas ceux de paysans. Ils devaient donc être les assistants du photographe, alors nécessaires pour l'aider à porter le lourd matériel de prise de vue et la chambre de développement portative indispensable avec le procédé au collodion humide. En observant minutieusement ceux-ci à la loupe l'un d'eux avait une inscription sur sa veste de type happi. On pouvait lire Ichida (市田) sur le revers, or Ichida Sōta, au début des années 1870, faisait parfois poser ses assistants pour inclure sa "marque" dans la photographie4. Finalement, l'assistant d'Ichida apparaît dans trois vues différentes de l'album5 et une fois cette hypothèse posée, nous avons comparé l'album avec les quelques épreuves d'Ichida déjà identifiées. Ainsi, plusieurs paysages de l'album se retrouvent dans d'autres collections, comme celle d'Erwin Dubský conservée à la Moravian Gallery à Brno, et la collection privée Tom Burnett qui possède des portraits de geishas similaires à ceux de l'album. Certaines caractéristiques stylistiques (découpes ovales) et la présentation générale de l'album confirment l'attribution à Ichida.

Des recherches complémentaires ont permis d'identifier les lieux un à un et de vérifier que toutes les épreuves avait été prises dans la région du Kansai, avec finalement des vues de Kyōto, d'Ōsaka, de Kōbe et de la petite ville thermale d'Arima. Cet album contient la seule épreuve connue pour l'instant de la superbe allée bordée de lanternes pierres qui menait de la mer au grand sanctuaire d'Ikuta et qui fut rasée en 1874 lors de l'urbanisation de Kōbe.

Cet album, datant du début de Meiji, marque une étape dans l'évolution des albums au Japon. A la fin de l'époque Bakumatsu, le seul photographe à proposer commercialement des albums d'épreuves de grand format est Felice Beato. Ses albums sont de facture occidentale classique, format à l'italienne, avec des plats en cuir brun ou rouge sur lequel est imprimé en lettres dorées "Views of Japan" , une présentation reprise par Raimund von Stillfried au début de Meiji. A la fin de la première décennie de Meiji, vers 1880, les photographe japonais spécialisés dans la photographie touristique (Yokohama shashin) on imposés un nouveau standard. Les albums sont toujours de style occidental, format oblong, mais les plats ne sont plus en cuirs et ont été "japonisés". Ils sont laqués (laque rouge ou noire) et décorés de scènes de genre, incluant généralement le mont Fuji, réalisés avec soin avec des inserts d'ivoire ou de nacre. L'album d'Ichida, situé chronologiquement entre Beato et les Yokohama shashin n'est pourtant pas une étape intermédiaire, mais une autre option qui est restée assez marginale. Ichida a présenté ses épreuves en "détournant" un album japonais traditionnel, appelé tekagami (手鑑), prévu pour présenter des calligraphies. L'objet final est à la fois superbe et étrange. L'album de style concertino se déploie sur 14 "feuilles" cartonnées, utilisées recto-verso, sauf la première et la dernière où une seule face est utilisée. Les pages, destinées initialement à recevoir des calligraphies, sont recouvertes d'un papier crème incluant des paillettes d'or et d’argent, et la tranche des feuilles cartonnées est dorée. De plus, cet album n'est pas de format oblong mais vertical alors que la quasi totalité des photographies présentées sont de format horizontal (30 sur 32 cm).

L'enchaînement des épreuves semble aléatoire : les vues de Kōbe et de Kyōto ne sont pas regroupées mais sont disséminées dans l'album, avec des portraits, des scènes de genre, et un court reportage sur la culture de riz, qui n'est pas dans un ordre chronologique. Pourtant, pour un certain nombre de pages au moins, une logique interne semble à l'œuvre : ancien et nouveau Japon, hommes et femmes, ville et campagne…

Alors qu'en ce début des années 1870 Ichida, qui explore toute les facettes du medium naissant de la photographie, mélange allègrement dans une même prise de vue portrait et scène de genre, scène de genre et paysage, instantané et composition soignées en studio, reportage et humour, dès la fin ce cette décennie, la plupart des photographes des ports, ont tous adoptés le classement strict de Beato : d'un coté portraits et scènes de genre, regroupés sous le nom générique de "costumes" et de l'autres paysages, soigneusement séparés en deux blocs, voire deux volumes.

Les photographies composant cet album ont toutes été prises sur la période 1870-1874. Pour Jérôme Ghesquière, responsable des collections photographiques du MNAAG, cet album aurait pu être rapporté en France par Emile Guimet lui-même. La datation de l'album, et le fait que Guimet ait embarqué à Kōbe lors de son retour, sont compatibles avec cette hypothèse.

Cet album contient le premier portrait connu d'une geisha de Kyoto, et il est à nos à nos yeux un des plus aboutis réalisés dans le Japon de Meiji. L'élégante simplicité de ce portrait, la grâce déliée de la danseuse évoque les silhouettes des beautés de Suzuki Harunobu, lui-même pionnier à son époque des estampes polychromes.

Cet album d'Ichida est encore loin d'avoir livré tous ses secrets.


Claude Estèbe

Notes

1. A notre connaissance, il n'y a aucun album complet attribué à Ichida Sōta dans une collection publique dans le monde.

2. SHIMIZU Christine, Le Japon du xixe siècle - la redécouverte, Marseille, Editions AGEP, 1990.

3. épreuve AP10558. Voir la notice de cette épreuve pour plus de détails.

4. La librairie Yushōdō (雄松堂) de Tokyo avait ainsi proposé dans un de ses catalogues, il y a une dizaine d'années quelques épreuves de ce style, dont une vue du Kinkaku-ji.

5. Epreuves AP10556, AP10557, AP10558.