Le Japon des années 1870-1880

Rivière Isuzu

Cascade d’Ono
de la région de Kiso
© Musée Guimet, Paris, Distr. Rmn / Image Guimet

Après deux cent cinquante ans d’isolement volontaire initié par la politique de sakoku, le Japon rouvre ses frontières au monde en 1868. L’ascension sur le trône du jeune empereur Mutsuhito, suivie de rébellions et d’assassinats politiques, marque le début d’une nouvelle ère, l’ère Meiji. L’empereur dirige lui-même le nouveau gouvernement et décide tout d’abord le transfert officiel de la capitale impériale Kyōto à Edo, ancienne résidence des shōguns, renommée Tōkyō, la « Capitale de l’Est ».

Soumis à des traités inégaux avec les puissances étrangères, le nouveau gouvernement se voit dans l’obligation de se moderniser et de s’industrialiser au plus vite, afin de ne pas tomber sous la domination des pays occidentaux comme ce fut le cas pour la Chine.

L’une des réformes administratives les plus importantes du gouvernement Meiji est l’abolition des privilèges de la classe guerrière. Les daimyōs (seigneurs) doivent rendre leur domaine à l’empereur (hanseki hōkan) en 1869, puis deux ans plus tard, le gouvernement supprime les domaines féodaux en introduisant les préfectures et les municipalités. Le port du sabre, autorisé uniquement chez les samouraïs, est désormais interdit en 1876, ce qui provoque une révolte l’année suivante. Le calendrier luni-solaire d’origine chinoise est remplacé par le calendrier grégorien en 1873. Le service postal fait ses débuts en 1871avec les agences de Tōkyō, Kyōto et Ōsaka. Point essentiel du développement spectaculaire du pays, un système d’éducation nationale obligatoire est instauré en 1872. La première école primaire du pays est fondée en 1873, rattachée à Tōkyō Shihan Gakkō (l’actuelle université de Tsukuba). L’université de Tōkyō est créée quatre ans plus tard. En 1871, le yen, première unité monétaire japonaise, est instaurée, facilitant ainsi les échanges commerciaux internationaux. La première banque nationale est ensuite mise en place en 1873.

L’empereur et le gouvernement Meiji invitent de nombreux spécialistes occidentaux pour accélérer la réforme dans tous les domaines : l’industrie, la chimie, la médecine, les sciences juridiques, l’éducation, l’économie, l’agriculture, l’art militaire ou la technologie. Ils sont appelés oyatoi gaikokujin, c’est-à-dire « étrangers employés pour la nation ». Le ministère de l’Intérieur, créé en 1873 pour promouvoir l’exploitation industrielle au sein du pays, fonde plusieurs usines étatiques avec l’aide de ces ingénieurs étrangers. Quelques noms célèbres parmi d’autres : Gustave Émile Boissonnade, professeur de droit à l’université de Paris, invité en tant que conseiller du gouvernement japonais en 1873, reste jusqu’en 1895 pour refonder le système juridique au Japon. Ernest Francisco Fenollosa, philosophe et historien américain de l’art, vient au Japon en 1878 et se voit confier les cours de philosophie à l’université de Tōkyō. Il se voue à l’étude de l’art japonais et fonde la Tōkyō Bijyutsu Gakkō (l’école des Beaux-Arts de Tōkyō) avec Okakura Tenshin. Edoardo Chiossone, graveur italien venu en 1875, contribue grandement au progrès de l’imprimerie au Japon et à la diffusion de la connaissance de l’art japonais dans son pays natal. Le portrait de l’empereur Meiji est l’une de ses œuvres les plus connues. Il est l’un des membres de la mission Kokka Yohō qui est à l’origine des cinq albums de photographies présentés ici.

Les chemins de fer se développent dès 1870. Les ingénieurs britanniques aident à la construction de la ligne entre Shinbashi et Yokohama, inaugurée en 1872, trois ans après l’ouverture du premier télégraphe entre ces deux lieux. La facilité de déplacement accélère le développement industriel. Le transport rapide des matières premières permet d’augmenter la productivité. L’exploitation de la terre d’Ezo, rebaptisé Hokkaidō, est fortement encouragée. L’industrialisation voit la naissance d’importants groupes industriels (zaibatsu), tels Mitsui, Mitsubishi, Sumitomo, Yasuda, sous la protection du gouvernement. Ils gardent aujourd’hui encore une forte influence économique, en dépit de leur dissolution lors de l’occupation du Japon par le SCAP (Supreme Commander of the Allied Powers) après la seconde guerre mondiale.

À la suite au grand incendie qui ravagea tout le quartier de Ginza en 1872, la municipalité de Tōkyō reconstruit avec l’aide de l’urbaniste irlandais Thomas James Walters, un quartier moderne, à l’épreuve du feu. Le long de la nouvelle grande avenue de Ginza, des bâtiments de style occidental sont construits en brique et en pierre, en lieu et place des bâtiments traditionnels en bois, afin de prévenir de nouveaux incendies destructeurs. Le gaz d’éclairage qui illumine le quartier le soir devient un symbole de la modernité. Ginza est ainsi le premier quartier aménagé selon un véritable plan d’urbanisme.

Grâce à un grand nombre de mesures prises par l’empereur et le gouvernement Meiji, quelques décennies après la Restauration, le Japon se redresse et affiche une croissance économique spectaculaire, équivalente à celle des grandes puissances occidentales. Cette industrialisation rapide lui permet de rester l’un des rares pays d’Asie, à n’avoir jamais été colonisé. Quelques années plus tard, le Japon devient une puissance coloniale, avec une marine militaire fortement développée. L’expansion débute tout d’abord par l’annexion des îles Ryūkyū en 1879, et se poursuit par la guerre avec la Chine entre 1894 et 1895, l’annexion de Taiwan en 1895 et celle de la Corée en 1910.

Le Japon de l’ère Meiji est tiraillé entre la modernisation radicale encouragée par le haut et le traditionalisme populaire d’une part, et entre l’équilibre intérieur et la complexité du monde extérieur d’autre part. Face à cette double tension, le gouvernement Meiji a besoin d’établir un pouvoir central fort, sous la direction de l’empereur. Le shintoïsme, dont l’empereur est le chef suprême, devient la religion nationale (kokka shintō) en 1868. Cette décision est l’une des plus importantes de l’ère Meiji, et reste en vigueur jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. L’abandon du bouddhisme provoque la destruction de l’iconographie (haibutsu kishaku) dans l’ensemble du Japon. Beaucoup de temples bouddhiques sont détruits par les fervents shintoïstes de l’époque. Ce mouvement iconoclaste a pour conséquence la sortie de multiples œuvres bouddhiques du Japon. Emile Guimet, qui voyage dans le pays entre 1876 et 1877, rapporte des quantités de statues en France, parce que les temples bouddhiques préfèrent les lui donner plutôt que de les jeter ou de les laisser détruire.

Il n’est pourtant pas facile de différencier les hotoke (divinités bouddhiques) et les kami (divinités shintō), car le syncrétisme, dont la tradition date de la période de Nara au VIIIe siècle, se manifeste intégralement dans les habitudes, les coutumes et les traditions des Japonais. En tant qu’enfants de l’empereur, tous les citoyens doivent désormais adhérer à un sanctuaire shintō. En s’appuyant sur une idéologie forte et centralisée, le gouvernement espère ainsi unifier le peuple et contrer l’hégémonie des puissances coloniales. Concernant la liberté de culte, le christianisme, qui était interdit depuis 1614 au Japon, est de nouveau autorisé en 1873.

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La mission Kokka Yohō

L’expédition photographique se déroule du 1er mai au 19 septembre 1879 et dure donc cent quarante-deux jours. Douze personnes sont chargées de cette mission unique dans l’histoire de l’art au Japon : Tokunō Ryōsuke (directeur général de l’Imprimerie nationale), Edoardo Chiossone (graveur et peintre italien), Saegusa Moritomi (photographe), Itō Nobuo (minéralogiste), Naruse Jyōichi (interprète) et d’autres accompagnateurs. Le groupe visite 80 temples et sanctuaires, 18 usines, 6 tombeaux, des villas impériales, des forteresses, des musées, et bien d’autres lieux. Les membres de l’expédition examinent 2426 objets (objets précieux et religieux, armures, livres anciens). Le nombre de photographies prises au cours de la mission s’élève à 510. De plus, 200 copies d’objets d’après nature sont réalisées.

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Voyage d’étude du patrimoine national

Au début de l’ère Meiji, un grand mouvement d’occidentalisation se répand au Japon, qui néglige ses propres traditions et coutumes. En l’an 1 de l’ère Meiji (1868) le gouvernement édite une loi contre le syncrétisme des divinités bouddhiques et shintoïstes qui existait depuis la période de Nara (VIIIe siècle). Cette décision provoque un mouvement populaire iconoclaste et anti-bouddhique et beaucoup de biens culturels sont ainsi détruits ou abîmés. À cette même époque, le marché des antiquités japonaises se développe considérablement, la participation du Japon à l’Exposition universelle de Paris en 1867 favorise la montée du japonisme à l’étranger. L’exportation croissante des objets anciens à l’étranger accélère leur dispersion. De crainte de perdre ces biens culturels, le gouvernement Meiji publie un décret afin d’établir la liste des antiquités japonaises de tous les départements en 1871. À partir de cet inventaire, la première étude étatique sur le patrimoine culturel (Jinshin kensa) est organisée en 1872 à l’initiative de l’administration, avec une vérification des objets individuellement. Ce travail a aussi pour but de sélectionner des œuvres pour l’Exposition universelle de 1873 à Vienne. Il est conduit par Machida Hisanari et Ninagawa Noritane du musée du ministère de l’Éducation (devenu le musée national de Tōkyō) et Uchida Masao du ministère de l’Éducation. Le peintre Takahashi Yūichi et le photographe Matsuyama Shōzaburō accompagnent la mission en tant que chargés documentaires. L’équipe part le 21 mai 1872 de Tōkyō et termine son voyage cent vingt-deux jours plus tard à Nara, en passant par Ise, Nagoya et Kyōto. Elle prend de nombreuses notes sur les trésors conservés dans les temples, les sanctuaires ou les domiciles des familles nobles et réalise également un important archivage, tant d’un point de vue quantitatif que qualitatif, des pièces conservées au Shōsō-in, le Magasin du trésor impérial, attaché au temple Tōdai-ji.

Sept ans plus tard, Tokunō Ryōsuke, directeur général de l’Imprimerie nationale, a l’idée de faire sa propre enquête. Informé par Edoardo Chiossone du succès de l’art japonais dans les pays occidentaux il redoute que les nombreux objets vendus à des étrangers ne soient dispersés dans le monde sans laisser de trace. La mission est naît dans ce contexte avec un double objectif : constituer une documentation de référence sur les objets anciens du Japon pour les générations futures et faire de ce catalogue une démonstration du savoir-faire de l’Imprimerie nationale. Tokunō Ryōsuke décide donc d’organiser une expédition de cent quarante-deux jours à travers le pays. Dans son carnet de voyage, il explique qu’il a intégré Edoardo Chiossone dans son équipe pour que ce dernier puisse mieux comprendre les œuvres et les peintures en les voyant dans leur contexte, lié aux mœurs et à la mentalité propres à chaque région de création. Il met ainsi en application sa conviction que la connaissance globale du contexte et du savoir-vivre autour d’un objet, permet d’en dessiner l’âme et non de tracer de simples lignes. Cette mission apporte non seulement un progrès aux services de l’Imprimerie, mais contribue aussi à la propagation de l’art japonais par la publication des photographies et des lithographies de l’album Kokka Yohō.

Parallèlement, Tokunō Ryōsuke ne cesse d’encourager le développement de l’impression. Un atelier de lithographie est créé au sein de l’Imprimerie nationale en 1875, dans le but d’en développer la technique. Charles Pollard, lithographe américain, y est invité pour renforcer l’équipe en tant que oyatoi gaikokujin (« étranger employé pour la nation ») entre février 1876 et janvier 1878. En juillet 1877, le premier document lithographique officiel imprimé en couleurs est réalisé par Ishii Teiko. Par la suite, l’application de la photographie à la lithographie est mise à l’étude. Tous ces efforts techniques aboutissent ainsi à la réalisation de l’album Kokka Yohō.

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L’enquête patrimoniale Kokka Yohō

L’équipe de la mission de l’Imprimerie nationale publie, après son voyage de cent quarante-deux jours, un album de photographies et de lithographies polychromes des objets anciens et des sites merveilleux, qu’elle intitule Kokka Yohō.

Ce titre signifie Trésor national à perpétuer. L’intention de faire connaître les paysages du Japon et l’art japonais se reflète dans la conception de cet album. Comme Tokunō Ryōsuke l’écrit dans son carnet de voyage, il souhaite que ce recueil devienne un produit phare de l’imprimerie, diffusé dans le monde entier.

L’album de photographies comprend cinq volumes de 24 photographies chacun. On y trouve des paysages, montagnes et rivières, et de l’architecture, temples, sépultures ou monastères. Les photographies des objets et des personnes prises pendant le voyage n’y figurent pas.

L’album de lithographies est un album en accordéon composé de trois parties thématiques : trésor du Shōsō-in (25 illustrations) ; trésor du sanctuaire d’Ise (19 illustrations) ; documents anciens (12 illustrations divisées en 2 livrets). L'ambition de l’équipe est de reproduire les objets avec la plus grande exactitude possible et en polychromie d’une dizaine de couleurs différentes, parfois minutieusement rehaussées à la main. Cet album est réalisé en utilisant la quintessence des savoir-faire de l’époque en matière d’imprimerie. Certaines illustrations sont d’ailleurs présentées à la deuxième édition du Salon national du développement de l’industrie et du commerce (Naikoku kangyō hakurankai) en 1884 à Tōkyō.

L’album Kokka Yohō, photographies et lithographies, rassemble de rares témoignages sur des paysages aujourd’hui transformés et de précieux objets historiques désormais disparus.

Michiko Ishiguro

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