L'album d'un résident de Yokohama
Cet album de Beato de paysages non coloriés – comme c'est toujours le cas pour ses albums originaux1 - possède une reliure en cuir brun de type occidental et Views of Japan y est écrit en capitales d'imprimerie dorées. Il date d'environ 1866 pour la partie paysage comprenant 25 épreuves. Les portraits de groupe de la dernière page – peut-être insérés ultérieurement – datent eux de 1871.
L'album ne contient qu’une seule épreuve par double-page, collée sur la page de droite. Sur la page de gauche, en vis à vis, est collé un cartouche imprimé sur papier qui inclut le titre et un commentaire écrit par James W. Murray décrivant la photographie reproduite sur la page suivante2. Les quelques pages sans légende imprimée ont une courte description manuscrite en anglais, ajoutée peut-être par le propriétaire de l'album.
James William Murray3, un ami de Beato résidant à Yokohama et intendant (assistant commissary general) dans l’armée britannique a rédigés ces textes spécifiquement pour les albums de Beato. Son nom est cité explicitement dans la page de titre imprimée d’un album en deux volumes de Beato publié en 1868 et conservé au Victoria and Albert museum :
PHOTOGRAPHIC VIEWS OF JAPAN. BY SIGNOR F. BEATO. WITH HISTORICAL AND DESCRIPTIVE NOTES, COMPILED FROM AUTHENTIC SOURCES, AND FROM PERSONAL OBSERVATION DURING A RESIDENCE OF SEVERAL YEARS. BY JAMES WILLIAM MURRAY, ESQ., ASSISTANT COMMISSARY GENERAL. YOKOHAMA 1868. Printed at the JAPAN GAZETTE Office4.
Toutefois, les textes de Murray sont déjà présents, au moins pour les paysages, à partir de 1866 au plus tard. Ses textes mêlent constamment la description assez précise des lieux présentés et de la vie quotidienne au Japon avec des explications historiques approximatives et des considérations condescendantes ou méprisantes pour la civilisation japonaise.
Les commentaires de Murray ont été retranscrits verbatim et traduits. Traduire les textes en français a été un peu délicat car les textes originaux anglais sont mal écrits, avec des phrases longues à la syntaxe approximative mais il nous semblait nécessaire de respecter le style original en n'allégeant pas la traduction. Ceci nous rappelle que « signor Beato », comme le surnommait le caricaturiste Wirgmann, maîtrisait mal l'anglais selon plusieurs témoignages d'époque5, et ne devait guère s'intéresser à la qualité des notices qu'il avait confiées à Murray pour accompagner ses photographies. Les légendes donnent souvent l'impression d'un texte dicté qui n'a pas été relu. Leur qualité est variable et il est possible que quelques légendes aient été écrites ou corrigées par d'autres personnes (peut-être Charles Wirgmann ?).
La composition de cet album de paysages est un peu inhabituelle. L'album commence de manière classique par une vue de Yokohama, port d'arrivée de la majorité des visiteurs, mais reste ensuite cantonné aux environs de Yokohama, dont certaines vues peu exotiques comme celle d'un torrent de "Mayonashi" (Miyagase) qui aurait pu être prise dans n'importe quelle vallée montagneuse d'Europe. Peu de bâtiments ou de temples. Ce n'est pas l'album d'un voyageur mais celui d'un résident de Yokohama. Les lieux présentés étaient les excursions habituelles des résidents, à une ou deux journées de cheval de la ville. Toutes les vues de cet album ont été prises dans la limite de la zone des quarante miles autour de la concession de Yokohama dans laquelle les résidents avaient le droit de circuler. Heureusement pour Beato et les visiteurs, cette zone contenait de nombreux paysages et villages pittoresques, et s'étendait à Enoshima, Kamakura et son grand Buddha et le lac de Hakone, près du mont Fuji. La maîtrise technique parfaite de Beato lui permet de produire des paysages de grands formats au long temps de pose qui semblent réalisés avec la fluidité d’un simple instantané. La dernière page de l'album comprend quatre petites épreuves plus personnelles. Une vue du champ de tir de Yokohama (qui était évoqué dans la légende de Murray de la première épreuve6) et trois variantes d'un portrait de groupe prise à ce champ de tir. Ses portraits se sont révélés être ceux des lauréats du concours de tir organisé à Yokohama par l'association de tir suisse (Swiss Rifle Association) le 26 mai 1871. En effet, deux de ces quatre épreuves ont été reproduites dans le numéro du premier juin 18717 de la revue The Far East publiée par John Reddie Black à Yokohama8. Le texte du journal décrit même précisément le déroulé de la journée et donne le nom des vainqueurs à toutes les épreuves ainsi que les lots obtenus. Il s'agit donc bien d'un album souvenir d'un résident, avec ce rappel de la vie sociale des communautés étrangères de Yokohama.
Claude Estèbe
Notes
1. Les paysages coloriés à la main à partir d'un négatif-verre de Beato n'apparaissent que dans des albums ultérieurs, comme ceux de Stillfried & Andersen dont le studio avait racheté le fonds de Beato en 1877.
2. Ainsi, lorsque l’on examine une page séparée d’un album de Beato, la légende au dos de l’image n’est pas celle de la photographie.
3. A ne pas confondre avec son contemporain, éditeur de guides touristiques sur le Japon, John Murray.
4. Cf. Eleanor M. Hight , Capturing Japan in nineteenth-century New England photography collections, Burlington VT. : Ashgate, 2011, p. 153.
5. Par exemple, le premier octobre 1874, James Davidson déclare au cours d’un procès contre l’Oriental Banking Corporation : « Mr. Beato can read and write imperfectly. I do not think that he can read or write a business letter without assistance. »
Cf. Luke Gartlan, « A chronology of Baron Raimund von Stillfried-Ratenicz (1839-1911) », in John Clark , Japanese-British Exchanges in Arts 1850’s-1930’s, Sydney, Power Publications, 2001, p. 104.
6. « En 1865, un champ de tir d'environ deux tiers de mile de long fut achevé dans une vallée un peu plus loin de la colonie où, sous les auspices du 20e Régiment de Sa Majesté Britannique, plusieurs rencontres sportives furent organisées ». cf. épreuve AP16378.
7. (明治 4 年 4 月 14 日号) numéro du quatorzième jour du quatrième mois de l'an quatre de Meiji en calendrier japonais de l'époque, légèrement différent du calendrier occidental, ce qui entraîne parfois des erreurs de dates dans les événements de Bakumatsu et du début de Meiji.
8. The Far East, un bi-mensuel lancé par John Reddie Black le 30 mai 1870 présentait en anglais pour les résidents étrangers des articles sur la Chine et le Japon. Il présentait la particularité d'inclure de vraies photographies pour l'illustration. Six épreuves sur papier albuminé (illustrant principalement le Japon) étaient collées dans chaque numéro. Au Japon, Black a collaboré avec de nombreux photographes : William Saunders, Raimund Stillfried, Suzuki Shin.Ichi I et ici probablement l'atelier de Felice Beato.
© Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2018