Un album historique et insolite

L'album d'Apollinaire Le Bas du musée Guimet est une œuvre unique. A ce jour, on ne connaît que vingt-quatre photographies différentes de ce photographe amateur, qui sont toutes dans cet album et qui datent de 1864-651. L'album conservé au musée Guimet est le seul album de ce photographe qui soit actuellement à la disposition du public et des chercheurs pour consultation au monde. Il existerait au moins un autre album similaire dans une collection privée mais sa localisation actuelle est inconnue.

L'esthétique de ce photographe est inédite. Les épreuves de ses albums sont des contretypes d'épreuves qu'il a retouchées, partiellement repeintes et signées. Clark Worswick qualifiait son travail de photographic drawings. Comme le souligne Thomas Kesteloot2, le recours à la peinture lui permettait d’apporter à ses œuvres des effets de matière, d’ombre et de lumière, que la photographie ne pouvait pas capturer, comme la transparence de l’eau, les légères ondulations qui l’animent et le reflet du soleil sur les feuillage de ses paysages.

Le nom de Le Bas, comme photographe, apparaît pour la première fois dans l'ouvrage de Clark Worswick, Japan, Photographs: 1854-1905, publié en 1979 et qui accompagnait une exposition itinérante du même nom. Quatre épreuves quasi identiques à celles de l'album de Guimet sont reproduites dans cet ouvrage dont le désormais quasi iconique « archer » de Le Bas (le titre original est Guerrier japonais). Les crédits nous apprennent que cet album provient de la collection privée de Harry Lunn Jr. et non de celle, bien connue, de Worswick lui-même.

Vers 1999, lors d'une visite chez le Dr. Joseph Dubois à Haubourdin (Nord) dans le cadre de nos recherches pour un DEA, celui-ci nous avait montré un album de Le Bas qu'il venait d'acquérir « fort cher et de haute lutte  » et dont il ne nous dévoila jamais la provenance (inconnue à ce jour). Cet album est celui aujourd'hui détenu aujourd’hui par le musée Guimet. Le Dr. Dubois avait alors publié un court article pour présenter l'album dans le Bulletin de l'association Nord Japon qu'il animait et nous avait autorisé à reproduire « l'archer » (guerrier japonais) dans notre ouvrage Les derniers samouraïs, publié en 2001 aux éditions Marval. La photographie était alors juste attribué à A. Le Bas car on ne connaissait pas encore son prénom. Ensuite, Christian Polak, homme d'affaires et historien des relations franco-japonaises résidant à Tokyo, publia plusieurs articles consacrés à Le Bas au fur à mesure de ses recherches biographiques. En consultant le dossier personnel d’officier de la Marine de Le Bas conservé au Service Historique de la Défense au château de Vincennes, Christian Polak découvrit en 2006 l'identité complète de Le Bas : Jules Félix Apollinaire Le Bas et de nombreux éléments biographiques3. Dans les années 2000, le musée Guimet fit l'acquisition de la collection Dubois et cet album unique entra dans le patrimoine national. En 2014, l'album original du musée Guimet fut exposé pour la première fois à Kyōto4 lors d'une exposition à la galerie Toraya dans le cadre du festival Kyotographie. Un portfolio en série limité de vingt portraits de samouraïs en collotypie édité à cette occasion en coédition par Benridō et le musée Guimet reprenait cinq épreuves de Le Bas, dont l'archer5. Ce portrait a également été également reproduit en 2016 dans l'ouvrage collectif La photographie ancienne en Asie, publié aux éditions Scala, sous la direction de Jérôme Ghesquière. Enfin, Thomas Kesteloot, étudiant de l'école du Louvre, a consacré un master I à cet album de la collection Guimet en 2015. Nous avons partiellement repris et complété les éléments nouveaux apporté par son étude.

Cet album documente une campagne au Japon de la frégate La Sémiramis que le lieutenant Le Bas rejoignit en mars 1864. A bord de ce navire, Il servit en tant que commandant d’artillerie jusqu’en 1865. Cette mission l’emmena en Cochinchine, en Chine et au Japon et il participa à l'expédition de Shimonoseki de 18646. Cet album nous rappelle l'importance de la présence française au Japon à l'époque Bakumatsu (1853-1868). De nombreux militaires français pratiquaient alors la photographie et ils ont formé de nombreux photographes japonais à Yokohama et à Yokosuka lors de la construction de l'arsenal par la France.

La question de l'utilisation de la photographie par l'armée française s'était déjà posée lors de la deuxième guerre de l'opium (1856-1860). Evoquant la campagne de Chine de 1860, le général Cousin-Montauban (1796-1878), commandant en chef du corps expéditionnaire, déplorait dans ses mémoires l'absence d'un photographe professionnel avec l'armée française pour la couverture photographique de l'expédition :

« Je ne pus obtenir que la promesse d'un photographe qui ne vint jamais, à mon grand regret, car l'expédition anglaise eut le monopole de la reproduction des fait principaux de cette campagne7. »

Le général fait ici clairement allusion à la superbe couverture photographique de l'expédition par Felice Beato, engagé à ces fins par l'armée britannique. Quatre ans plus tard, en 1864, lors de l'expédition de Shimonoseki à laquelle participa Le Bas à bord de la Sémiramis, c'est toujours Felice Beato, maintenant installé au Japon, qui accompagna l'armée anglaise et réalisa une couverture plus beaucoup plus complète des événements que le français Le Bas, pris par son poste de capitaine d’artillerie. Les enseignements de la campagne de Chine, n'avaient été que partiellement retenus par l'état-major français. Avec Le Bas, l'armée française avait à sa disposition un photographe de talent mais ses obligations professionnelles en tant qu'officier ne lui permirent pas de déployer toute la mesure de son talent.

Ceci apparaît clairement quand on compare les articles français et anglais relatant cette expédition. L'article français, paru dans Le Monde Illustré du 31 décembre 1864, est illustré par Le Bas et l'article britannique, paru dans le Illustrated London News du 29 octobre 1864, par Felice Beato. Les deux articles reproduisent une vue panoramique du détroit de Shimonoseki assez similaire mais l'article du Illustrated London News reprend également une photographie emblématique de Beato qui inclus tous les codes du photojournalisme. Elle a été prise après les combats, les fusilleurs-marins britanniques en armes se tiennent devant les batteries de canons qu'ils viennent de prendre aux rebelles japonais du fief de Chōshū, l'union jack flotte au vent, en arrière-plan le village de Maeda est encore en train de brûler. Dans l'article français du Monde Illustré accompagné de gravures des photographies de Le Bas la référence aux combats est lointaine : un portrait de groupe de militaires japonais d'un fief fidèle au shogoun (fief de Buzen) posant devant un fond neutre (épreuve no 21 AP21948). Si cette photographie n'était pas contextualisée par l'article, il serait impossible d'en saisir le lien avec l'événement et il en est de même avec l’ensemble de l'album de Guimet, l'expédition, sujet de presque toutes les épreuves, n'est évoquée qu'indirectement. Sans la présence parmi l'équipage de la Sémiramis d’un autre artiste français Alfred-Victor Roussin (1839-1919) alors secrétaire du contre-amiral Jaurès qui était également un peintre amateur, plusieurs épreuves de cet album n’auraient pu être datées ou précisément localisées. Roussin a laissé de nombreuses aquarelles et fait le récit détaillé de l’expédition de Shimonoseki dans l’ouvrage Une campagne sur les côtes du Japon8. Mais c’est album n’était pas destiné à être diffusé auprès d’un large public. Il est adressé « A Son Excellence M. le ministre de la Marine et des Colonies » - son ministre de tutelle soit Justin Napoléon Prosper de Chasseloup-Laubat ministre de la marine et des colonies de 1860 à 1867 pour lequel il a été assemblé. Ceci explique d’ailleurs pourquoi Le Bas ne donne ni les noms des personnes, ni les dates ni les lieux. Les destinataires de l’album connaissaient l'identité des diplomates et militaires qui apparaissent ici et cet album n'était pas destiné à sortir d'un cercle restreint.

Ici apparaît la limite de l'engagement photographique d'un officier comme Le Bas. Alors que Beato, photographe professionnel mandaté par l'armée anglaise se consacre pleinement à son reportage, Le Bas, officier de marine et commandant d'artillerie qui participe activement aux combats9 depuis la Sémiramis n'a ni le temps, ni l'opportunité de photographier ceux-ci.

L'autre inconvénient à ne pas être un photographe professionnel est la faible diffusion de son travail qui aurait pu disparaître complétement. En effet, l’étude de son Dossier Individuel conservé au Service Historique de la Défense révèle qu’il continua la pratique de la photographie postérieurement à ce voyage, mais son reportage au Japon est à ce jour le seul ensemble de ses photographies qui nous soit parvenu.

Si les œuvres d'Apollinaire Le Bas n'ont pas la puissance documentaire de celles de Felice Beato, ni leur qualité technique – mais rappelons toutefois que Felice Beato fut le meilleur photojournaliste du xixe siècle et un portraitiste et paysagiste exceptionnel – Le Bas, avec cet album, nous laisse non seulement un témoignage historique unique sur l'engagement français au Japon mais une œuvre puissante, insolite et très personnelle. Son archer, soigneusement décontextualisé et repeint à l'encre est une œuvre unique dans l'histoire de la photographie japonaise et est amené à devenir une image emblématique du japonisme en photographie.


Claude Estèbe

Notes

1. Un beau portrait de groupe de l'équipage de la Sémiramis appartenant à la collection particulière de Christian Polak pourrait également avoir été pris par Le Bas.
Reproduit dans :
POLAK Christian, Lys et Canon, Images et correspondances retrouvées (1860-1900), Tōkyō, Chambre de commerce et d'industrie française du Japon, 2013, p. 161.

2. KESTELOOT Thomas, L’album de photographies de Jules Félix Apollinaire Le Bas conservé au musée Guimet : le rare témoignage d’un photographe méconnu, Mémoire d'étude (1re année de 2e cycle), sous la direction de Mme Dominique de Font-Reaulx, Paris, Ecole du Louvre, 2015, p. 15.

3. cf. Biographie.

4. Accompagné de reproductions en collotypie d'une sélection d'épreuves de l'album réalisées par l'atelier d'art kyotoïte Benridō.

5. ESTEBE Claude, GHESQUIERE Jérôme, MAKARIOU Sophie, Musée National des Arts Asiatiques - Guimet, Photographic collection, Samurai 侍, portfolio en collotypie, livret (trilingue français / anglais / japonais), Kyōto, Benrido Atelier, 2015.

6. L'expédition de Shimonoseki fut une entreprise occidentale commune de représailles envers le fief de Chōshū qui avait canonné plusieurs navires occidentaux alors qu’ils traversaient le détroit du même nom. Elle regroupait des forces navales françaises, britanniques, hollandaises et américaines qui bombardèrent les forts de Chōshū le 5 septembre 1864 et débarquèrent le lendemain une force de près de 2000 hommes qui s'emparèrent des ouvrages de défense et détruisirent les positions fortifiées et leurs batteries.

7. Charles Cousin-Montauban (général, comte de Palikao), L'Expédition de Chine de 1860, Souvenirs du général Cousin-Montauban, Paris, éd. Plon, pages 3-4.
cité par :
WANAVERBECQ Anne-Laure, Felice Beato en Chine. Photographier la guerre en 1860, Paris, Somogy Editions d’art, 2005, p. 37.

8. ROUSSIN Alfred, Une campagne sur les côtes du Japon. Paris, Librairie de L.Hachette et Cie, 1866.
Cet ouvrage a été réédité récemment, complété d'une préface de Patrick Beillevaire :
ROUSSIN Alfred, Une campagne sur les côtes du Japon, préface de Patrick Beillevaire, éditions Kimé, manuscrits retrouvés, 1993.

9. Il fut d'ailleurs décoré de la légion d'honneur suite à sa bravoure pendant ces combats.