Un trésor national à perpétuer
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Allée des Cèdres d’Imaichi
© Musée Guimet, Paris, Distr. Rmn / Image Guimet -
Pavillon Sentei du temple bouddhique Sen’yū-ji
© Musée Guimet, Paris, Distr. Rmn / Image Guimet -
Rivière Isuzu
© Musée Guimet, Paris, Distr. Rmn / Image Guimet
La photographie : œuvre et document – cette double qualité artistique et documentaire – fut l’invention troublante et majeure dans le domaine de la création formelle, ainsi en regard de la peinture et des arts plastiques, en général. Elle marque une révolution de notre rapport à l’image, ici donnée par révélateur chimique de la lumière – sans recours à la main de l’homme. Cette révolution continue à surprendre. L’invention, autrement, serait celle du regard en son moment éclairé immédiatement fixé par un procès photogénique. Mais, comme s’il y avait un prix pour cet intemporel apparemment gagné sur la fugacité du spectacle du monde, jamais auparavant n’avait été présentée si objectivement devant nos yeux, en retour, notre présence éphémère au monde. D’où ce parfum de nostalgie qui toujours nous saisit dans la contemplation de ces clichés photographiques.
Art et document, la photographie. Sa place désormais parmi les œuvres patrimoniales est un fait avec lequel nos musées doivent compter. C’est ici toute la valeur que nous souhaitons souligner par ces publications. Et le fonds des archives photographiques du musée Guimet est là, riche, compliqué par tant de domaines témoignant de « nations culturelles » asiatiques sous la photogénie, ces instantanés, de spectacles : panoramas et événements, qui, bien qu’objectives images, sont par la distance temporelle comme des rêves. Ce qui rend si stimulant ce fonds exceptionnel, c’est tout ce dont il est porteur en tant qu’il fait « sortir de l’oubli » de mémorables images d’un passé pas si éloigné, mais au propre dépaysant, et qu’il nous appartient de faire découvrir et connaître.
Ce faisant ici, par cette publication, nous épousons scrupuleusement l’intention même des auteurs de ces photographies. La mission Kokka Yohō, dont le fruit est présenté par ces albums, mission qui prit des allures d’expédition photographique tant certaines prises de vues se révélèrent difficiles, délicates, fut initiée en 1879 par Tokunō Ryōsuke, directeur général de l’Imprimerie nationale. La raison de l’expédition était de porter témoignage des monuments et sites les plus remarquables du Japon ; ce titre des albums : Trésor national à perpétuer. Et la question s’impose de connaître les tenants de cette soudaine attention pour le patrimoine architectural et naturel du Japon ; chose, par l’ampleur de l’entreprise documentaire, sans précédent. Une décennie auparavant, sous l’autorité de l’empereur de la nouvelle ère Meiji, Mutsuhito, se mettaient en place de nouvelles et radicales réformes propres à métamorphoser l’ancestrale culture politique, sociale et religieuse du pays, pour répondre au défi de la modernité imposé dans ses rapports avec les puissances occidentales, brusquement rencontrées. Clé de voûte idéologique de ce grand bouleversement est l’élévation du shintoïsme – et, par lui, de la personne divine de l’empereur – promue religion d’État, au détriment du bouddhisme qui régnait pratiquement en cette place depuis le VIe siècle. Les menées iconoclastes qui s’ensuivirent soulevèrent chez d’aucuns un sursaut d’indignation quant à la disparition imminente de ce patrimoine si rien n’était entrepris pour le protéger, notamment en témoignant d’images édifiantes du grand œuvre monumental. La mission Kokka Yohō répondit à cette prise de conscience.
Parmi les cinq albums présentés dans leur intégralité, les vues d’architectures, abondamment illustrées comme il se doit, composent dans ces recueils avec des panoramas. La séparation habituellement faite (dans les documents photographiques) entre le « bâti » et le « non-bâti » n’eut en effet ici pas toute la pertinence qu’on lui trouverait ailleurs. Ces clichés montrent à quel point cette opposition, tout occidentale, n’a pas cours dans les valeurs culturelles et esthétiques japonaises tant l’architecture est conçue en harmonie avec la nature. Un temple paraît au cœur d’une plantation de cerisiers, qui semble relativement immense ; un jardin, composé d’arbres et de plantes d’essences variées que parcourent des sentiers sinueux, enserre un belvédère en surplomb d’un lac où se reflète la courbe tendue de l’arche d’un pont… De l’intérieur comme de l’extérieur, le spectateur est visuellement confronté au mariage de la nature et de l’architecture. Les cadrages de Saegusa Moritomi, le photographe de la mission, sont à cet égard éloquents. Le temps s’est arrêté et la lumière enveloppe en un tout l’œuvre de l’homme et de la nature.
Jacques Giès
Conservateur général,
ancien président du musée Guimet
© Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2011