Un album somptueusement décoré

Cet album, qui a appartenu à la collection du Dr. Joseph Dubois, est arrivé au musée Guimet dans un état de conservation exceptionnel avec des plats en parfait état, des épreuves sans affaiblissement des images argentiques et avec une mise en couleur qui est restée très fraîche. Il comporte un colophon au nom de S. Suzuki, pour Suzuki Shin'ichi. Deux photographes japonais ont successivement porté ce nom. Il s'agit ici du deuxième, Suzuki Shin'ichi II (二代目鈴木 真一, 1855–1912). Un exemplaire similaire à ce précieux album est conservé dans les collections du musée de la photographie de la ville de Tōkyō à Ebisu (Tokyo Photographic Art Museum). Divers éléments permettent de le dater d'environ 1890, dont la présence sur la première épreuve de l'album (AP18225) du nouveau pont en pierre de taille d'inspiration allemande surnommé Nijūbashi (二重橋) achevé en 1887.

Les albums de Suzuki Shin'ichi II sont rares et d'une extrême sophistication : les épreuves sur papier albuminé de grand format sont montées dans un album à reliure japonaise se dépliant en accordéon de type orijō (折帖). La première et la dernière double page sont décorées de peintures soignées de bouquets de fleurs dans un style évoquant Sakai Hōitsu (酒井 抱一, 1761–1828) et Suzuki Kiitsu (鈴木其一, 1795-1858). Suzuki soignait particulièrement la mise en page de ces albums. Ici, les 24 épreuves délicatement coloriées à la main sont collées sur des pages rehaussés de dorures et de peintures différentes pour chacune, mêlant fleurs, végétaux, oiseaux et d'insectes symbolisant les différents mois de l'année, un genre spécifique prisé au Japon appelé kachō (花鳥) peintures de fleurs et d'oiseaux.

Contrairement à la majorité des albums de photographes japonais au xixe, cet album contient l'identité du photographe, inscrite dans un colophon, en japonais et en anglais, affirmant le statut d'auteur et d'artiste de cet excellent photographe. Par contre le nom de l'artiste peintre qui a décoré l'album n'est pas mentionné en anglais mais il est indiqué en japonais au pinceau à l'encre noire "peint par Kyōsai" (杏齋繪). Il s'agit d'Oda Kyōsai (織田杏斎, 1845 – 1912), un peintre de style bunjin-ga de Nagoya dont le nom complet apparaît en style cursif dans le deuxième sceau à l'encre rouge, difficilement lisible pour un japonais non érudit. Oda Kyōsai, également photographe, a ouvert un studio à Nagoya en 1874 et a réalisé une série de photographies d'étapes de la route du Tōkaidō. Il semble avoir travaillé régulièrement avec Suzuki car il a également décoré avec des motifs quasiment identiques l'album de Suzuki conservé au musée de la photographie de Tōkyō.

L'album de Suzuki commence par une série de vues de Tōkyō, puis une longue série sur Nikkō, les environs de Kanagawa avec l'île d'Enoshima, le grand bouddha de Kamakura et de vues du mont Fuji, le château de Nagoya et deux vues de temples de Kyōto. Une des vues de Kyōto n'a pas été prise par Suzuki mais par un autre peintre photographe, Yokoyama Matsusaburō, avec qui Suzuki avait collaboré pour la mise au point d'un procédé mêlant peinture à l'huile et photographie nommé shashin abura-e en japonais pour lequel Azukisawa Ryōichi (小豆沢亮一), un deshi (apprenti) de Yokoyama, déposa un brevet dans les années 1880. Le choix de Tōkyō en début d'album et l'absence des ports des traités nous apprend qu'il ne s'agit pas d'un album de type Yokohama shashin, conçu pour la clientèle des visiteurs étrangers. La première vue de paysage de ces albums est très souvent le port d'arrivée des visiteurs, soit Yokohama, Kōbe, Nagasaki ou Hakodate. Suzuki utilise d'ailleurs une mise en couleurs différente. Alors que la majorité des studios de Yokohama shashin utilise des pigments naturels dans une base de colle d'os (nikawa), des couleurs qui restent à la surface du papier albuminé formant comme un vernis brillant aux couleurs lumineuses, Suzuki utilise des colorants (aquarelle ou gouache) dilués dans de l'eau. Le mélange est absorbé par le papier dont la surface devient mate donnant des couleurs plus sourdes qui fonctionnent bien pour les paysages.

Ce n'est pas un hasard si Suzuki Shin'ichi II fut le photographe choisi par le gouvernement japonais pour composer un album de photographies de la route du Tōkaidō qui devait être remis au tsarévitch Nicolas (le futur Nicolas II) lors de sa visite officielle au Japon en 1891.


Claude Estèbe