Biographie

Frederick William Sutton (1832-1883) a été l’un des plus grands photographes amateurs européens. Actif au Japon dans les années qui précèdent et suivent immédiatement la restauration Meiji en 1868, il a su conjuguer ses talents de photographe et ses fonctions d'officier civil (mécanicien en chef) de la Royal Navy – il sillonne l’Extrême-Orient entre 1865 et 1869 à bord du navire hydrographique HMS Serpent – pour constituer un riche portfolio sur l’Orient et l’Asie du Sud-Est, dont une partie seulement semble avoir survécu [1]. On sait peu de chose sur sa formation de photographe, et la première description que l’on ait de lui dans ce rôle date de mai 1866, époque où le HMS Serpent effectue des relevés autour de Taiwan et des îles environnantes. L’un de ses compagnons de bord le qualifie en effet de photographe « excellent » et « expérimenté », et, à la fin de l’année, le capitaine du Serpent note que Sutton, malgré les nombreuses tâches qui lui incombent à bord, ne cesse d’enrichir son portfolio [2]. À ce jour, la seule partie de ce portfolio que l’on puisse lui attribuer en toute certitude se compose de clichés pris entre mai 1867 et mars 1868, période où le Serpent procède à un relevé des côtes japonaises et où Sutton profite de ses quelques escales à terre pour s’adonner à sa passion [3]. Cet album de vingt photographies prises à Ōsaka et à Hakodate en mai et en juillet 1867 représente la partie la plus importante de son œuvre connue.

En 1867, le nouveau shōgun, Tokugawa Yoshinobu, reçoit en audience à Ōsaka les représentants diplomatiques de la Grande-Bretagne (29 avril), des Pays-Bas (30 avril), de la France (1er mai) et des États-Unis (3 mai). Bien que cela n’entre pas dans ses attributions, Sutton fait partie de l’escorte militaire qui accompagne à Ōsaka le représentant britannique, Sir Harry Parkes, et il emporte son matériel photographique, excité sans doute à l’idée de photographier une ville dans laquelle aucun photographe étranger ne s’est rendu jusqu’ici (et certainement sans savoir que des photographies du château d’Ōsaka ont été prises par un photographe japonais anonyme en 1865-1866) [4].

Durant ce séjour à Ōsaka, Sutton photographie divers sites, et notamment le château, qui est le siège de l’autorité shōgunale dans l’ouest du Japon, mais les pièces maîtresses de ce portfolio sont les deux portraits qu’il est autorisé à prendre du shōgun Yoshinobu. On ignore à l’initiative de qui ces photos ont été prises ; Sir Harry Parkes a peut-être pensé que la présence d’un photographe faciliterait les relations ou détendrait l’atmosphère. Quoi qu’il en soit, il semble que des exemplaires de ces portraits aient circulé et aient été donnés en cadeau à des membres de la cour du shōgun. Un ancien page se souvient, en 1873 :

« J’étais présent quand un photographe d’un des vaisseaux anglais a été invité à faire le portrait du shōgun, et j’ai eu l’honneur de recevoir un exemplaire du portrait en même temps que mon père adoptif. Je l’ai toujours [5]. »

Le format inhabituel des photographies de Sutton trouve une explication dans un article de journal paru peu après la visite de Parkes à Ōsaka :

« M. Sutton, du navire hydrographique de Sa Majesté le Serpent, a eu l’honneur d’une séance de pose avec le shōgun et a pris de lui un portrait capital. Le portrait est petit, car, malheureusement, un navire a chaviré et les grands objectifs et certains produits chimiques qui s’y trouvaient ont été perdus [6]. »

La suite de l’histoire du Japon donne aux photographies de Sutton une signification documentaire particulière. Un peu plus de six mois après ces prises de vue, Yoshinobu démissionne de ses fonctions face aux pressions visant à restaurer le pouvoir impérial, et le pays entre bientôt dans une guerre civile. Vaincu par les forces pro-impériales près de Toba et Fushimi, l’ex-shōgun quitte Ōsaka le 30 janvier 1868 et, trois jours plus tard, ses fidèles incendient le château, détruisant la grande salle et plusieurs tourelles. Ces incidents, auxquels s’ajouteront les dégâts provoqués par les bombardements alliés de 1945, font qu’il ne subsiste aujourd’hui à peu près rien du château d’Ōsaka tel qu’il a été photographié par Sutton.

Les deux dernières photographies de l’album datent de juillet 1867. Le Serpent procède à des relevés sur la côte nord-ouest du Japon et fait escale pour quatre jours à Hakodate, la principale ville sur l’île d’Hokkaidō, dans le nord de l’archipel. Par chance, cette escale coïncide avec la présence de visiteurs aïnous venus de l’intérieur de l’île. Des voyageurs de l’époque se souviennent :

« Nous avons eu la grande chance de nous trouver de passage à Hakodate, à l’été 1867, au moment où les chefs [aïnous] venaient payer leur tribut au gouverneur de la province, ce qui n’arrive qu’une fois tous les cinq ans. Nous les avons trouvés non seulement civils mais disposés à faire connaissance avec des étrangers [7]. »

Le fait que, sur les photographies de Sutton, tous les Aïnous portent par dessus leurs vêtements traditionnels des kimonos japonais ornementés et, en particulier, des tabards brodés, ou jin-baori, laisse penser qu’ils sont effectivement venus rendre hommage au bugyō, le gouverneur shōgunal. Grâce aux bons offices de Thomas Blakiston, homme d’affaires, explorateur et zoologiste britannique qui vit à Hakodate depuis 1861, les Aïnous acceptent de se faire prendre en photo dans la résidence du Britannique [8]. Curieusement, on ne connaît aucune photographie d’Aïnou prise avant juillet 1867, ce qui, là encore, fait des portraits de Sutton les premiers témoignages photographiques sur ces populations aborigènes du Japon.

Sutton poursuit son travail de photographe au Japon en même temps que le Serpent poursuit ses relevés hydrographiques, c’est-à-dire jusqu’en juin 1868, date où le navire fait cap au sud vers Java et le Timor avant de regagner son port d’attache en Angleterre. Sutton réalise sa dernière grande campagne photographique au Japon en mars de cette année, car il fait de nouveau partie de l’escorte de Sir Harry Parkes lors d’une visite à Kyōto. De ce voyage, on ne connaît que six images, conservées dans une collection particulière [9]. Contrairement aux photographies du présent album, elles adoptent le format plus habituel de la plaque, ce qui veut dire qu’en mars 1868, Sutton avait récupéré le matériel photo nécessaire, après les pertes subies onze mois plus tôt à Ōsaka.

Sutton retourne au Japon en 1873 comme membre d’une mission de formation britannique employée par la marine impériale japonaise, et il reste au service des Japonais jusqu’à l’expiration de son contrat en 1879. Nous savons d’après des témoignages de l’époque qu’il a poursuivi avec enthousiasme sa pratique de photographe amateur, mais, jusqu’ici, nous n’avons retrouvé aucune photographie de ce second séjour – beaucoup plus long – au Japon.

De retour en Angleterre en 1879, Sutton prépare, à partir des photographies qu’il a prises en Extrême-Orient, une série de huit conférences sur ses « Voyages dans le monde des îles orientales, Chine, Ryūkyū et Japon », qu’il illustre avec plus de quatre cents transparents pour lanterne magique [10]. Il est évident que Sutton, doté d’une très forte personnalité et aimant le théâtre amateur, comptait présenter lui-même ses « Expositions à la lanterne », mais il semble que son état de santé l’en ait empêché. Il meurt en 1883 sans avoir pu, semble-t-il, présenter ce programme de conférences. Cependant, les textes qu’il avait préparés pour chaque conférence constituent une occasion rare de présenter les photographies en regard des commentaires destinés à les accompagner ; chaque fois que possible, les photographies de cet album reprennent donc les notes personnelles de Sutton.

Sebastian Dobson


[1] Voir DOBSON Sebastian, « Frederick William Sutton, 1832-83 : Photographer of the Last Shôgun », in Sir Hugh CORTAZZI (dir.), Britain and Japan : Biographical Portraits. Volume IV, Folkestone, Japan Library, 2002, p. 289-302.

[2] COLLINGWOOD Cuthbert, Rambles of a Naturalist on the Shores and Waters of the China Sea : Being Observations in Natural History during a Voyage to China, Formosa, Borneo, Singapore, etc., made in Her Majesty’s Vessels in 1866 and 1867, Londres, John Murray, 1868, p. 52 ; COLLINGWOOD Cuthbert, « A Visit to the Kibalan Village of Sano Bay, North-East Coast of Formosa. Including a Vocabulary of the Dialect », Transactions of the Ethnological Society of London, New Series, 6 (1868), p. 142.

[3] ISHIGURO Keishô, « Bakumatsu shashin-shi Satton wo ou », Nihon shashin geijutsu gakkai-shi, 2:2 (1993), p. 28-33 ; ISHIGURO Keishô, Bakumatsu-Meiji no omoshiro shashin, Tokyo, Heibonsha, 1996, p. 23-37.

[4] Matsudo-shi Tojô Rekishikan : Koshashin ni saguru Bakumatsu Tokugawa no shiro – shûmakki no shiro to reimeiki no shashin no kaikô 古写真に探る幕末徳川の城 終末期の城と黎明期の写真の邂逅 Matusdo, Matsudo-shi Tojô Rekishikan, 1999, p. 63-68, 79-94.

[5] BLACK John Reddie, Young Japan. Yokohama and Yedo. A Narrative of the Settlement and the City from the Signing of the Treaties in 1879. With a Glance at the Progress of Japan during a Period of Twenty-One Years, Londres, Trubner & Co., 1881, vol. 2, p. 136.

[6] Japan Daily Herald, 16 mai 1867, p. 2616, cité dans BLACK John Reddie, Young Japan. Yokohama and Yedo. A Narrative of the Settlement and the City from the Signing of the Treaties in 1879. With a Glance at the Progress of Japan during a Period of Twenty-One Years, Londres, Trubner & Co., 1881, vol. 2, p. 42.

[7] JEPHSON Richard Mounteney, ELMHIRST Edward Pennell, Our Life in Japan, Londres, Chapman & Hall, 1869, p. 281.

[8] BLAKISTON Thomas William, « A Journey in Yezo », Journal of the Royal Geographical Society, 42 (1872), p. 126.

[9] Voir ISHIGURO Keishô, Bakumatsu-Meiji no omoshiro shashin, Tokyo, Heibonsha, 1996, p. 24, 28-29, 32-33 et http://antique-photo.jugem.jp/?search=sutton

[10] SUTTON Frederick William, Sixth Reading for Lantern Exhibitions of Travels in the Eastern Island World, China, Loo-Choo, and Japan : Japan, Londres, W.F. Stanley, n.d. [v. 1882] ; SUTTON Frederick William, Seventh Reading for Lantern Exhibitions of Travels in the Eastern Island World, China, Loo-Choo, and Japan : Old and New Japan, Londres, W.F. Stanley, n.d. [v. 1882].