Une mission photographique en 1879
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Sanctuaire shintō Tōshō-gū
© Musée Guimet, Paris, Distr. Rmn / Image Guimet -
Pont Furō-bashi 2
© Musée Guimet, Paris, Distr. Rmn / Image Guimet -
Grande Porte du sanctuaire shintō Yasaka-jinja
© Musée Guimet, Paris, Distr. Rmn / Image Guimet
La mission
Les Expositions universelles de Paris en 1867 et en 1878, puis l’avènement du japonisme dans cet intervalle, ont grandement contribué à faire connaître l’art et la civilisation du Japon en Occident. Mais, dans le même temps, l’exportation des œuvres s’en est trouvée accrue ainsi que leur dispersion. Si l’on ajoute à cela les profonds bouleversements apportés au bouddhisme dès 1868, il est légitime que de nombreux Japonais aient vécu dans la crainte de voir disparaître leurs biens culturels.
Sous l’impulsion de son directeur, Tokunō Ryōsuke, l’Imprimerie nationale, située à Ōji, aujourd’hui un quartier nord de Tōkyō, entreprend en 1879 le recensement des œuvres les plus remarquables du patrimoine japonais ancien, dans le but de le faire connaître et le transmettre aux générations futures. Durant cent quarante-deux jours, du 1er mai au 19 septembre 1879, une mission composée de douze personnes, dont les principaux membres sont Edoardo Chiossone (graveur et peintre italien), Saegusa Moritomi (photographe), Itō Nobuo (minéralogiste) et Naruse Jyōichi (interprète), mène une excursion vers le sud, de Tōkyō à Wakayama en passant par Ise, puis Ōsaka, Kyōto, Nagoya, et vers le nord à Kōfu, Kiso et Nikkō. Il faut cependant indiquer qu’il y a une différence entre l’itinéraire officiel de la mission et celui que l’on peut tracer en rassemblant les différentes photographies prises par Saegusa Moritomi.
Les résultats de cette mission furent communiqués en cinq albums de photographies, objet de la présente édition, et en un album accordéon de lithographies en trois parties : trésors du Shōsō-in (25 illustrations), trésors du sanctuaire d’Ise (19 illustrations) et documents anciens (12 illustrations divisées en 2 livrets).
Haut de pageL’avènement de la photographie au Japon
À la date de cette mission, la pratique de la photographie au Japon avait atteint une certaine maturité et était déjà bien répandue. Les premiers daguerréotypes, aujourd’hui disparus, furent pris en 1854 par Eliphalet Brown Jr., peintre et daguerréotypiste, lors de la négociation du traité de Kanagawa, conduite par le commodore Matthew C. Perry. La traduction en japonais et la publication la même année d’un manuel de daguerréotypie, comme l’ouverture en 1859 des ports de Yokohama, Hakodate et Nagasaki aux échanges internationaux, furent des événements décisifs dans l’histoire du développement de la photographie dans l’archipel. Au contact des Occidentaux, les connaissances en prise de vue et dans le traitement des négatifs ou des épreuves positives ont été transmises en quelques années à une première génération de Japonais, qui précéda l’arrivée de plusieurs photographes étrangers de renom au début des années 1860. Parallèlement aux efforts fournis par les professionnels pour perfectionner leurs résultats, les autorités japonaises créèrent en 1855 un institut de recherche appliquée aux sciences et techniques occidentales. Nommé Kaiseijo en 1863, puis Kaisei gakkō après la guerre de Boshin en 1868, cet institut devint l’une des structures fondatrices de l’université de Tōkyō. Les photographies produites avant le début des années 1860 furent pour beaucoup des ambrotypes – photographies uniques sur plaques de verre collodionnées, de petite taille – puis des épreuves à l’albumine sur papier, avec l’arrivée de photographes étrangers, dont Felice Beato. Très expérimenté, ce dernier ouvrit un atelier à Yokohama en 1865 avec Charles Wirgman, caricaturiste et illustrateur anglais arrivé au Japon en 1861 comme correspondant du Illustrated London News. La sûreté du cadrage des photographies de Felice Beato, le soin qu’il apportait à l’organisation de l’espace, la précision avec laquelle il disposait ses personnages dans le champ, comme l’organisation thématique de son œuvre en albums, marquèrent durablement plusieurs générations de photographes étrangers et japonais. Lorsqu’un studio fermait, il était courant qu’un autre photographe achète les photographies du fonds et capitalise sur celui-ci. Un même négatif ou épreuve positive ont ainsi pu être commercialisés par différents studios, sous des numéros distincts, pendant plusieurs décennies.
Haut de pageCinq albums inédits de photographies du Japon au département Photographie du musée Guimet
Le musée Guimet conserve un important fonds de photographies anciennes de la deuxième moitié du XIXe siècle (à partir de 1858), de photographes européens et asiatiques. Le Japon y tient une place de premier plan avec une collection supérieure à 18 000 photographies, soit plusieurs milliers d’épreuves non montées et plus de trois cents albums. Cinq d’entre eux sont l’œuvre du photographe japonais Saegusa Moritomi et font partie d’un premier ensemble, composé de vingt-neuf albums d’auteurs et de sujets différents, entrés dans les collections à une date indéterminée. Ils ont été choisis pour cette édition car ils forment un tout cohérent. Techniquement d’abord, puisque les vingt-quatre épreuves de chacun de ces albums sont à l’albumine sur papier d’après des négatifs verre au collodion. Formellement ensuite, car un textile identique à motifs recouvre plats et dos aux dimensions égales. Par ailleurs, les mêmes titre et avant-propos en japonais accompagnent chaque volume. Une légende calligraphiée en caractères kanji et kana, vraisemblablement de la même main anonyme, documente chacune des cent vingt photographies, à l’exception d’une. Mais le contenu de ces cinq albums est également très cohérent : il traite d’une seule mission, qui a travaillé sur une période de quelques mois en 1879 pour un même objectif, la mise en valeur du patrimoine architectural et naturel du Japon. Ces albums forment aujourd’hui un ensemble unique dans le fonds de photographies du musée Guimet et sont le témoignage d’une initiative exceptionnelle.
Deux autres albums de la collection (AP15811 et Dubois n° 169) ont cependant quelques points communs avec eux : similarité de certaines vues et même type de légende en japonais, régulièrement apposée en haut à droite de chaque photographie. En revanche, dans l’album Dubois n° 169, les photographies portent dans la partie inférieure un nom propre de lieu et un numéro. Cette distinction ainsi que quelques altérations qui ne figurent pas dans les photographies de Saegusa Moritomi permettraient de penser que ces cinq albums, diffusés dans un premier temps comme une production de l’Imprimerie nationale, furent par la suite distribués dans un autre contexte. S’il n’existe pas à ce jour d’information concernant la vie de Saegusa Moritomi, hormis le fait qu’il participa à cette mission, la qualité des photographies qu’il a prises permet cependant de le situer parmi les photographes confirmés et talentueux de son époque. Ses vues sont d’une grande lisibilité, construites avec beaucoup de soin, de justesse dans le choix des points de vue et du positionnement de la lumière sur le sujet. En dépit d’un bel ensoleillement, l’éclairage n’est pas fait de ruptures brutales entre l’ombre et la lumière. Au contraire, la nature et l’architecture sont enveloppées d’un halo d’une grande douceur, assurant de l’une à l’autre une harmonieuse transition visuelle. Dix-sept photographies ont été légèrement colorées dans des teintes transparentes, aux densités plus ou moins fortes pour accompagner l’illusion de profondeur, déjà à l’œuvre dans l’image argentique sous-jacente.
Les raisons pour lesquelles l’Imprimerie nationale avait choisi Saegusa Moritomi sont inconnues, étonnantes même, car ce n’est pas la concurrence qui faisait défaut entre photographes à la fin des années 1870 : avec le recul, la qualité artistique et documentaire des photographies de ces cinq albums montre que ce choix fut justifié.
Jérôme Ghesquière
Chef du département Photographie
au musée Guimet
Jérôme Ghesquière © Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2011